C’est une
chambre plongée dans la pénombre. Dans le lit, un vieillard au teint cireux, la
bouche ouverte, les yeux vitreux. A son chevet, 3 femmes sont assises. Elles
discutent, tranquillement. Ne le quittent cependant pas du regard, suspendues à
son souffle hésitant.
Un
téléphone diffuse un air de Django Reinhardt, l’ambiance est sereine,
chaleureuse et triste.
Cet homme
allongé, ce gisant à peine vivant, c’est mon père qui n’en finit pas de mourir.
Les trois femmes, mes sœurs et moi.
Nous savions
depuis plusieurs années que ça se finirait comme ça.
Quelques
mois après la mort de maman, le médecin nous avait convoquées à l’hôpital où il
résidait depuis deux ans déjà. Papa avait beaucoup maigri dernièrement, il
avait du mal à s’alimenter, sa déglutition devenait plus pénible.
Il nous
avait alors expliqué ce qui se produirait à plus ou moins long terme. On allait
changer son régime alimentaire, passer à du tout mouliné pour lui permettre
d’avaler plus facilement. On allait le surveiller de près. Puis un jour, on ne
savait pas quand, il finirait par refuser de s’alimenter. On ne le forcerait
pas. On lui donnerait des glaces, des crèmes, des aliments plaisir tant qu’il
les accepterait encore.
Et puis on
laisserait doucement le corps s’arrêter. En espérant qu’il ne fasse pas
d’infection pulmonaire et ne souffre pas trop. Chronique d’une mort annoncée,
notre père finirait un jour par mourir de faim, si aucune autre maladie que sa
DCB ne l’emportait d’ici là.
C’était il
y a presque deux ans.
Depuis, mes
sœurs et moi nous relayons pour venir surveiller sa prise alimentaire, et puis
pour ne pas le laisser entièrement seul dans son usld.
C’était
dur. Dur de le voir décliner peu à peu, de le voir manger jour après jour son
jambon braisé et sa purée de légumes insipide, sans broncher. Il avait perdu le
goût depuis longtemps déjà.
Vint le
jour où on nous annonça qu’il ne quitterait plus le lit que quelques heures par
jour, car sa fatigue était trop importante, ses membres tétanisés par la
maladie le faisaient souffrir.
Je me souviens de cette fois où je suis arrivée
pour lui donner son repas du soir à 18h et l’ai trouvé dans son lit, en
chemise, le teint cireux, la bouche ouverte. Comme aujourd’hui. Je l’ai cru
mort. Comme aujourd’hui, à chaque fois qu’il s’arrête de respirer quelques
secondes.
C’est à peu
près à cette époque qu’il a cessé de réagir à notre venue. Que ses yeux ont
arrêté de pétiller en nous voyant. De plus en plus il était perdu dans son
monde sans temps, dans son cerveau sans pensées et sans souvenirs, dans son
corps sans avenir.
Longtemps
nous avons eu espoir que le médecin arrête ses anticoagulants et que son cœur
s’arrête, comme ça, subitement, sans provoquer de souffrances supplémentaires
et inutiles.
Oui, nous
espérions sa mort, la fin de ses souffrances, et des nôtres.
Nous
l’avons regardé mourir pendant plus de 4 ans, durant lesquels il était toujours
en vie, mais déjà absent. L’homme que nous connaissions nous avait été enlevé
par la maladie. Nous ne l’aimions pas moins, mais notre amour était empreint de
détresse et de souffrance, celle de devoir assister, impuissantes, à son
déclin. Tout ce que nous pouvions faire c’était aimer. Alors nous ne nous en
sommes pas privées.
Toutes ces
souffrances pour arriver ce samedi 4 mars, dans cette chambre obscure, au
chevet de ce vieillard qui se meurt. Nous pensions que nos souffrances étaient derrière nous. Jamais nous n’aurions pu imaginer que le plus dur restait à
venir.
Il y a
quelques jours, nous avons reçu le coup de fil fatidique. Papa avait de plus en
plus de mal à s’alimenter, la fin était proche.
Geneviève
et moi sommes venues à son chevet chacune notre tour. Moi c’était le jour de
son 79ème anniversaire, le 25 février. C’est la dernière fois que je
l’ai vu à peu près conscient, et la dernière fois que je l’ai vu s’alimenter.
Dès le
lendemain, ils avaient installé une pompe à morphine, et cessé la prise
alimentaire. Son interminable agonie avait commencé.
Sur les
conseils de Geneviève, qui a fait la même chose, j’ai demandé le lendemain un
congé de solidarité familiale, disposition légale méconnue, mais qui permet d’assister
un proche en fin de vie. J’avais demandé un mi-temps, il était important pour
moi de ne pas perdre pied, et de ne pas passer tout mon temps au chevet de mon
père mourant.
A partir du
lundi, Geneviève et moi nous sommes retrouvées chaque après-midi dans sa
chambre d’hôpital. Fabienne nous a rejointes le mercredi, suite à un coup de
téléphone alarmant de l’infirmier qui le suivait.
Papa en
effet faisait des apnées de plus en plus longues. Nous nous doutions que l’une
d’entre elles serait fatale.
Ainsi,
depuis lundi, 4 heures par jour, nous regardons notre père mourir. Puis
revivre. Puis mourir à nouveau. Nous le regardons diminuer à vue d’œil, nous
osons à peine soulever la couverture pour dévoiler son corps décharné.
Lui n’est
pas vraiment conscient, ni vraiment endormi. Il souffre. Le médecin nous dit le
contraire, nous affirme que, privé de nourriture, le corps cesse d’avoir faim,
et entre dans un état léthargique duquel la souffrance est absente.
Mais nous
voyons bien qu’il souffre. Chaque fois qu’il revient, qu’il se remet à respirer
après une apnée, la souffrance parait plus intense.
Plusieurs
fois par jour, une infirmière aspire les glaires qui se forment dans sa gorge
privée de fluides, facilitant ainsi sa respiration, et limitant ce râle qui
nous terrifie.
10 fois
nous le voyons mourir, retenons nous–mêmes notre souffle, espérant que ce soit
enfin terminé, que ses souffrances prennent fin, ainsi que les nôtres. Et puis
nous voudrions être avec lui quand il s’en ira, pour conjurer ses années de
solitude, et parce que nous n’avons pas pu être avec maman quand son cœur a
subitement lâché.
Demain,
Fabienne repartira pour Paris, déchirée entre son désir d’être avec lui, à nos
côtés, et son besoin d’être avec sa famille.
Nous avons déjà
dit aux infirmiers qui appeler en premier quand la mort surviendrait, ils ont
le costume que maman avait choisi pour lui, et le numéro de l’entrepreneur de
pompes funèbres, notre cousin. Tout est prêt. Nous retenons notre souffle, nous
retenons nos vies, nous attendons et espérons le pire.
Tout cela a
quelque chose de froid, d’inhumain, prévoir, organiser la mort de l’être aimé,
le regarder partir.
Dans ces
instants je suis heureuse de ne pas avoir d’enfants, personne ne subira cela à
cause de moi. On se console comme on peut.
18h
viennent de sonner, nous ramassons nos affaires, les tablettes de chocolat que
nous dévorons avec délices durant l’après-midi, nos manteaux, nos sacs. Nous
allons au restaurant ce soir pour la dernière soirée de Fabienne.
Un bisou au
gisant car il aime tant ça, et puis nous aussi, profitons tant que nous le
pouvons, prodiguons lui amour et tendresse nous sommes persuadées qu’il le
ressent et en tire quelque réconfort.
Notre amour
et notre temps, c’est à présent tout ce que nous pouvons lui donner.
Au-revoir
papa, à demain, oui attends encore demain, que nous pussions encore t’embrasser
et te caresser.
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Papa n’est
pas mort ce soir-là. Le dimanche, Geneviève et moi avons encore pu lui faire
des bisous. Nous avons encore pu le regarder mourir, durant d’interminables
secondes nous nous sommes dit ça y est, pauvre papa, il a bien mérité le repos.
Puis dans
un râle, au prix d’un effort surhumain, jetant ses dernières forces dans la
bataille de sa survie, les traits tordus de douleur, il est encore revenu parmi
nous.
Il s’est
éteint dans la nuit, nous n’étions pas là mais une infirmière lui tenait la
main et lui caressait le visage. Je reste persuadée qu’elle l’a aidé à partir,
je veux le croire, il faut qu’il y ait encore un peu d’humanité dans notre
système de santé, malgré cette loi Léonetti inhumaine et indigne qui a forcé
notre père, comme bien d’autres, à mettre 10 jours à mourir de faim sous notre
regard impuissant et traumatisé à jamais.
Martine
Désanges, 23 Juin 2018
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