samedi 23 juin 2018

Cet homme qui n'en finit pas de mourir


C’est une chambre plongée dans la pénombre. Dans le lit, un vieillard au teint cireux, la bouche ouverte, les yeux vitreux. A son chevet, 3 femmes sont assises. Elles discutent, tranquillement. Ne le quittent cependant pas du regard, suspendues à son souffle hésitant.

Un téléphone diffuse un air de Django Reinhardt, l’ambiance est sereine, chaleureuse et triste.

Cet homme allongé, ce gisant à peine vivant, c’est mon père qui n’en finit pas de mourir. Les trois femmes, mes sœurs et moi.

Nous savions depuis plusieurs années que ça se finirait comme ça.

Quelques mois après la mort de maman, le médecin nous avait convoquées à l’hôpital où il résidait depuis deux ans déjà. Papa avait beaucoup maigri dernièrement, il avait du mal à s’alimenter, sa déglutition devenait plus pénible.
Il nous avait alors expliqué ce qui se produirait à plus ou moins long terme. On allait changer son régime alimentaire, passer à du tout mouliné pour lui permettre d’avaler plus facilement. On allait le surveiller de près. Puis un jour, on ne savait pas quand, il finirait par refuser de s’alimenter. On ne le forcerait pas. On lui donnerait des glaces, des crèmes, des aliments plaisir tant qu’il les accepterait encore.

Et puis on laisserait doucement le corps s’arrêter. En espérant qu’il ne fasse pas d’infection pulmonaire et ne souffre pas trop. Chronique d’une mort annoncée, notre père finirait un jour par mourir de faim, si aucune autre maladie que sa DCB ne l’emportait d’ici là.

C’était il y a presque deux ans.

Depuis, mes sœurs et moi nous relayons pour venir surveiller sa prise alimentaire, et puis pour ne pas le laisser entièrement seul dans son  usld.
C’était dur. Dur de le voir décliner peu à peu, de le voir manger jour après jour son jambon braisé et sa purée de légumes insipide, sans broncher. Il avait perdu le goût depuis longtemps déjà.

Vint le jour où on nous annonça qu’il ne quitterait plus le lit que quelques heures par jour, car sa fatigue était trop importante, ses membres tétanisés par la maladie le faisaient souffrir.
 Je me souviens de cette fois où je suis arrivée pour lui donner son repas du soir à 18h et l’ai trouvé dans son lit, en chemise, le teint cireux, la bouche ouverte. Comme aujourd’hui. Je l’ai cru mort. Comme aujourd’hui, à chaque fois qu’il s’arrête de respirer quelques secondes.

C’est à peu près à cette époque qu’il a cessé de réagir à notre venue. Que ses yeux ont arrêté de pétiller en nous voyant. De plus en plus il était perdu dans son monde sans temps, dans son cerveau sans pensées et sans souvenirs, dans son corps sans avenir.

Longtemps nous avons eu espoir que le médecin arrête ses anticoagulants et que son cœur s’arrête, comme ça, subitement, sans provoquer de souffrances supplémentaires et inutiles.

Oui, nous espérions sa mort, la fin de ses souffrances, et des nôtres.
Nous l’avons regardé mourir pendant plus de 4 ans, durant lesquels il était toujours en vie, mais déjà absent. L’homme que nous connaissions nous avait été enlevé par la maladie. Nous ne l’aimions pas moins, mais notre amour était empreint de détresse et de souffrance, celle de devoir assister, impuissantes, à son déclin. Tout ce que nous pouvions faire c’était aimer. Alors nous ne nous en sommes pas privées.

Toutes ces souffrances pour arriver ce samedi 4 mars, dans cette chambre obscure, au chevet de ce vieillard qui se meurt. Nous pensions que nos souffrances étaient derrière nous. Jamais nous n’aurions pu imaginer que le plus dur restait à venir.

Il y a quelques jours, nous avons reçu le coup de fil fatidique. Papa avait de plus en plus de mal à s’alimenter, la fin était proche.

Geneviève et moi sommes venues à son chevet chacune notre tour. Moi c’était le jour de son 79ème anniversaire, le 25 février. C’est la dernière fois que je l’ai vu à peu près conscient, et la dernière fois que je l’ai vu s’alimenter.

Dès le lendemain, ils avaient installé une pompe à morphine, et cessé la prise alimentaire. Son interminable agonie avait commencé.

Sur les conseils de Geneviève, qui a fait la même chose, j’ai demandé le lendemain un congé de solidarité familiale, disposition légale méconnue, mais qui permet d’assister un proche en fin de vie. J’avais demandé un mi-temps, il était important pour moi de ne pas perdre pied, et de ne pas passer tout mon temps au chevet de mon père mourant.

A partir du lundi, Geneviève et moi nous sommes retrouvées chaque après-midi dans sa chambre d’hôpital. Fabienne nous a rejointes le mercredi, suite à un coup de téléphone alarmant de l’infirmier qui le suivait.
Papa en effet faisait des apnées de plus en plus longues. Nous nous doutions que l’une d’entre elles serait fatale.

Ainsi, depuis lundi, 4 heures par jour, nous regardons notre père mourir. Puis revivre. Puis mourir à nouveau. Nous le regardons diminuer à vue d’œil, nous osons à peine soulever la couverture pour dévoiler son corps décharné.
Lui n’est pas vraiment conscient, ni vraiment endormi. Il souffre. Le médecin nous dit le contraire, nous affirme que, privé de nourriture, le corps cesse d’avoir faim, et entre dans un état léthargique duquel la souffrance est absente.
Mais nous voyons bien qu’il souffre. Chaque fois qu’il revient, qu’il se remet à respirer après une apnée, la souffrance parait plus intense.

Plusieurs fois par jour, une infirmière aspire les glaires qui se forment dans sa gorge privée de fluides, facilitant ainsi sa respiration, et limitant ce râle qui nous terrifie.

10 fois nous le voyons mourir, retenons nous–mêmes notre souffle, espérant que ce soit enfin terminé, que ses souffrances prennent fin, ainsi que les nôtres. Et puis nous voudrions être avec lui quand il s’en ira, pour conjurer ses années de solitude, et parce que nous n’avons pas pu être avec maman quand son cœur a subitement lâché.

Demain, Fabienne repartira pour Paris, déchirée entre son désir d’être avec lui, à nos côtés, et son besoin d’être avec sa famille.

Nous avons déjà dit aux infirmiers qui appeler en premier quand la mort surviendrait, ils ont le costume que maman avait choisi pour lui, et le numéro de l’entrepreneur de pompes funèbres, notre cousin. Tout est prêt. Nous retenons notre souffle, nous retenons nos vies, nous attendons et espérons le pire.
Tout cela a quelque chose de froid, d’inhumain, prévoir, organiser la mort de l’être aimé, le regarder partir. 

Dans ces instants je suis heureuse de ne pas avoir d’enfants, personne ne subira cela à cause de moi. On se console comme on peut.

18h viennent de sonner, nous ramassons nos affaires, les tablettes de chocolat que nous dévorons avec délices durant l’après-midi, nos manteaux, nos sacs. Nous allons au restaurant ce soir pour la dernière soirée de Fabienne.

Un bisou au gisant car il aime tant ça, et puis nous aussi, profitons tant que nous le pouvons, prodiguons lui amour et tendresse nous sommes persuadées qu’il le ressent et en tire quelque réconfort.

Notre amour et notre temps, c’est à présent tout ce que nous pouvons lui donner.

Au-revoir papa, à demain, oui attends encore demain, que nous pussions encore t’embrasser et te caresser.
**********

Papa n’est pas mort ce soir-là. Le dimanche, Geneviève et moi avons encore pu lui faire des bisous. Nous avons encore pu le regarder mourir, durant d’interminables secondes nous nous sommes dit ça y est, pauvre papa, il a bien mérité le repos.

Puis dans un râle, au prix d’un effort surhumain, jetant ses dernières forces dans la bataille de sa survie, les traits tordus de douleur, il est encore revenu parmi nous.

Il s’est éteint dans la nuit, nous n’étions pas là mais une infirmière lui tenait la main et lui caressait le visage. Je reste persuadée qu’elle l’a aidé à partir, je veux le croire, il faut qu’il y ait encore un peu d’humanité dans notre système de santé, malgré cette loi Léonetti inhumaine et indigne qui a forcé notre père, comme bien d’autres, à mettre 10 jours à mourir de faim sous notre regard impuissant et traumatisé à jamais.

Martine Désanges, 23 Juin 2018
*Tous droits réservés*

mardi 11 juillet 2017

Toute une vie

Cela peut paraître étrange, mais… je me souviens d’avoir été un arbre. C’était il y a bien un siècle maintenant, dans une forêt de Bourgogne. Je me souviens de la joie qui était la mienne lorsque je sentais la sève parcourir mon tronc, mes branches, jusque dans mes épines… L’allégresse quand enfin je fus assez grand pour sentir le soleil me réchauffer… Ah que j’aimais me prélasser des journées entières, seulement caressé par ses rayons, et recevant la visite de mes amis oiseaux et insectes. C’était la belle vie.

Puis un jour les hommes sont venus. Au début j’ai aimé sentir leurs mains rugueuses caresser mon tronc. Ils ont prononcé les mots mélèze, fleur de l’âge, circonférence, hauteur réglementaire.
Et puis ils ont frappé. Douleur intense, incompréhension, peur… je ne me souviens pas de tout, je crois que j’ai perdu conscience au troisième coup de hache.

Lorsque je me suis éveillé j’étais dans un hangar. Il faisait froid. J’avais mal. Je n’avais plus de branches, plus de racines. Je n’étais plus que l’ombre de moi-même. Les jours suivants (ou peut-être des mois ?) sont en pointillés. La morsure de la scie. L’humiliation d’être divisé. N’être plus qu’une vulgaire planche.

Et puis, il y a eu lui. Le menuisier. Je me suis éveillé à la chaleur de son regard. J’ai compris qu’il m’aimait. Qu’il me désirait. Il m’a caressé longuement, et m’a emmené chez lui. Je fus pendant quelques jours l’objet de toute son attention. Découpé encore pour me donner une forme différente, avec des bords plus arrondis. Raboté. Poncé. L’amour, la délicatesse qu’il mettait dans chacun de ses gestes anesthésiaient la douleur de la lame. Il y a eu les clous, la peinture. Je devenais autre, je subissais une nouvelle transformation. Et j’aimais ça, cette nouvelle existence qui s’offrait à moi, le contact de l’homme.

Le contact, j’allais en avoir beaucoup tout au long de ma vie. Des mains, des fesses, des pantalons de toile, des pieds d’enfant. J’ai tout aimé. Je les ai tous aimés.

L’homme qui m’a offert ma vie s’appelait André. Il était instituteur à la retraite. Il m’a mis dans sa cour, au soleil, contre le mur juste à côté de la porte de la cave.
Chaque matin, André allait chercher le lait dans la ferme voisine. Il sortait par la cave, sa bicyclette à la main, puis je recevais ses fesses dodues le temps qu’il mette ses pinces à vélo. Il s’appuyait sur moi de ses deux mains pour se relever. J’aimais les mains d’André. Elles étaient calleuses et ses doigts étaient tout tordus. L’index et le majeur étaient jaunes et sentaient bon la gitane maïs.
Quand il revenait du lait il répétait le même processus en sens inverse. Mais il s’attardait un peu plus longtemps sur moi, le temps de la gitane.
Ensuite je ne le voyais plus beaucoup, il déjeunait, jouait à la belote, puis jardinait. En été, certains soirs, lui et Lucienne, son épouse, venaient se reposer sur moi en revenant de leur promenade digestive. Il la prenait dans ses bras, elle mettait sa tête sur son épaule, et ils restaient longtemps ainsi à contempler leur jardin, à parler de leurs journées et de leurs projets.
Ma saison préférée ? L’été.
En juillet, les petites-filles d’André et Lucienne venaient passer quelques semaines avec nous. Alors là j’adorais ça. J’avais de la compagnie. Certes j’étais un peu malmené, les petites n’hésitaient pas à se mettre debout et à marcher ou courir sur moi.
Mais avec elles j’ai eu mille vies. J’ai été bateau secoué par les tempêtes, château assiégé par des hordes de Huns, avion, maison de poupée. J’ai même servi de piste de course pour les escargots ! Maintes et maintes fois je fus leur refuge lors des parties de chat perché. Plus tard, c’est sur moi qu’elles se firent leurs premières confidences amoureuses.
Je crois même que l’une d’elles a échangé son premier baiser assise sur moi. J’étais tout fier. Je n’osais pas bouger pour ne pas gâcher la magie de l’instant.
Au fil des années, André me peignait de différentes couleurs. Ainsi les filles en me voyant s’exclamaient : « Oh pépé, il est rouge cette année, comme c’est beau ! » C’était devenu un jeu entre eux. Le pépé était tout fier de faire cette surprise à ses petites-filles, et elles de le complimenter sur son habileté. J’aimais pour ma part être le centre de l’attention générale.
Et puis leurs parents, Albert et Mauricette, venaient les rejoindre. Je n’aimais pas trop les voir arriver car cela signifiait qu’elles allaient partir bientôt pour un pays inconnu, le Gers, dans le sud de la France. Je détestais le Gers qui me volait mes petites chéries.
Mais j’aimais bien Albert et Mauricette. Ils avaient tous leurs amis d’enfance ici, et ils partaient parfois des journées entières faire la fête dans les coutas, les collines qui entourent notre village. Et quand ils rentraient… Albert n’avait pas toujours la force de monter l’escalier pour rentrer dans la maison, il se laissait tomber sur moi et criait « Momo ! Réveille-moi pour le dîner ! », et bim ! Il s’allongeait sur le côté et au bout de quelques instants ses ronflements résonnaient dans le jardin. C’était tout doux et tout chaud.
A l’heure du dîner, la douce Mauricette descendait et le réveillait d’un baiser. Parfois un peu plus mais je tairai certains secrets qui resteront leur intimité. Parfois aussi c’étaient les filles qui descendaient et faisaient « une attaque de bisous ». Et tout cela se terminait dans les rires, les chatouilles et la tendresse.
Ah oui, j’aimais les étés.

Et puis un jour la maison s’est vidée. Les filles ont grandi, elles ne venaient plus en vacances chez leurs grands-parents. André a arrêté de fumer, et d’aller chercher le lait. Je crois qu’il s’occupait de Lucienne qui ne pouvait plus sortir de la maison.

Les saisons passaient, ma peinture s’écaillait, je m’ennuyais, je ne savais plus trop ce que je faisais là.

Un matin ils sont partis tous les deux. Et ils ne sont plus jamais revenus. J’ai connu encore quelques rires d’enfants, des visites des filles devenues mères à leur tour.

Et la maison fut vendue.

Oh j’ai eu si peur qu’ils ne m’abandonnent !

Mais il faut croire qu’ils tenaient à moi finalement. Des messieurs sont venus, ils m’ont mis dans un gros camion. Ce fut un long voyage.
Au bout, il y avait le soleil. Albert et Mauricette m’ont emmené avec eux dans ce Gers détesté ! Eh bien figurez-vous que c’est drôlement bien le Gers ! Il y a beaucoup plus de soleil que dans l’Yonne.
Je suis posé le long de la grange, face à l’est. Chaque matin je contemple de sublimes levers de soleil.
De temps à autres, des enfants viennent me faire rêver de nouveau, me rappelant le temps de ma jeunesse rayonnante. Un jour j’espère qu’ils me repeindront, j’en ai besoin, il y a longtemps que je n’ai pas senti la caresse du pinceau.
Chaque jour, Albert et Mauricette viennent se reposer sur moi au retour de leur promenade. Il y a un petit chien avec eux. Il n’a pas le droit de monter sur le banc, mais je sens le battement de sa queue quand il fait la joie à ses maîtres.

Je suis un vieux banc posé au soleil, j’ai connu quatre générations. J’espère en connaître une cinquième prochainement. J’ai eu une belle vie.

Je suis un vieux banc heureux.

  Martine Désanges
  Mars 2016
*Tous droits réservés*

mardi 1 décembre 2015

Le rêve d'Aline



Aline fuit. De toute la force de ses mollets elle appuie sur les pédales de son grand vélo vert. Elle voudrait être n’importe où mais loin d’ici (oui nous sommes en 1979 et Aline écoute les Martin Circus). Le vent de novembre cingle ses joues, et elle ne sait si les larmes qui coulent de ses yeux sont dues au froid ou à l’émotion qui la dévore.

Elle fuit. Son premier baiser, et sa seule réaction a été de  partir le plus loin possible. Mais quelle idiote. Mais quel idiot lui aussi, qu’est-ce qu’il lui a pris de l’embrasser ?

Depuis un an Aline vit un bonheur incroyable. Depuis que Sylvain est entré dans sa vie.

Au début, elle n’avait pas prêté grande attention à ce nouveau, pas très beau, plutôt petit, et avec un air prétentieux qui l’énervait au plus haut point. Et puis à 12 ans Aline en était encore à la poupée Barbie, elle se réunissait avec ses amies et jouait des heures durant, elle collectionnait les magnifiques tenues de sa poupée et les échangeait contre d’autres encore plus belles. 

Ou bien elle s’enfermait des après-midis entières dans sa chambre avec sa petite sœur Florence et elles bâtissaient ensemble des histoires fantastiques mettant en scène une princesse devenue esclave (Aline a été fascinée par l’histoire d’Angélique, aperçue à la télévision).

En clair, en septembre 1978, à l’arrivée de Sylvain, Aline ne s’intéressait qu’aux garçons qui possédaient un Ken ou un big Jim, et la liste était très courte : il s’agissait de Philippe et Thierry, ses petits voisins et compagnons de jeux préférés.

Et puis les jours avaient passé, et les heures de maths. Aline détestait les maths cette année-là. Elle avait décidé que cela ne servait à rien, depuis que son professeur leur avait expliqué que la flèche n’atteignait jamais l’arbre (mathématiquement parlant et si l’on ne tient pas compte des forces il lui reste toujours une moitié de distance à parcourir). Pour autant, Aline était une petite fille sage et studieuse, et elle s’asseyait toujours au premier rang. Il faut dire qu’elle était myope depuis quelques années, aussi.

Mais ce prof de maths était trop bizarre, et il mettait les mauvais élèves au premier rang pour mieux les surveiller. C’est ainsi qu’Aline s’était retrouvée en cours entre Sylvain et Alexandre. 

Et elle adorait ça. Les deux cancres ne cessaient de sortir des blagues idiotes, de faire des dessins humoristiques sur les tables, et les cours de maths s’étaient transformés en crises de fous rires… Bien entendu les notes d’Aline s’en ressentaient, et elle avait même été priée plusieurs fois par son professeur « d’aller jouer dehors ». Mais elle avait rencontré l’amitié.

Bientôt ces trois-là furent inséparables. Le mercredi, ils allaient ensemble à la piscine, et la sage Aline avait appris d’Alexandre comment faire des bombes. Ou bien elle discutait dans l’eau avec Sylvain, elle accroupie contre le mur, lui posait ses mains sur ses genoux et s’étendait dans l’eau face à elle.

Le week-end, souvent, ils allaient chez Alexandre jouer aux jeux vidéo. C’était une vie tellement extraordinaire, faite de rires, de confidences, de bêtises. Elle avait l’impression de découvrir la vie. Ou bien ils partaient dans le village voisin, elle sur le porte bagage de la 103 d’Alexandre (qui était un peu plus âgé, en vrai cancre et bouffon de la classe qu’il était).

Au bout de quelques mois, aussi, il leur fallut se retrouver pour répéter ensemble la pièce de théâtre qu’ils montaient sous la direction de l’un des surveillants du collège.

Aline vivait, enfin. Elle s’était créé une liberté à mi-chemin entre le mensonge qu’elle devait raconter à ses parents quand elle revenait avec des couronnes aux genoux parce qu’ils étaient tombés en mobylette, et la respectabilité du père d’Alexandre, un des notables de la ville.

Surtout cela la changeait des jeux de petite fille. Non qu’elle délaissât ses copines, mais les journées n’étaient souvent pas assez longues pour vivre toutes ces aventures.

Aline était heureuse. Elle s’évadait avec ses amis, et supportait plus facilement les colères de son père, et les absences de sa mère.

Et puis ce soir, Sylvain avait embrassé Aline.

Elle ne s’y attendait pas du tout. Ils avaient passé l’après-midi à faire du vélo, profitant des dernières belles journées d’automne, et puis au moment de se dire au revoir, comme ça, sans prévenir, Sylvain lui a roulé une pelle. 

C’était si inattendu, et… dégoûtant. Et puis après ils allaient faire quoi ? Elle est restée interloquée un instant, a regardé Sylvain d’un air affolé. Son cœur battait, ses jambes tremblaient. Et puis sans crier gare, elle a tourné les talons et est partie aussi vite que possible, pédalant de toutes ses forces.

Elle n’en voulait pas, de ce baiser. La suite la terrorise. Que va-t-elle faire demain en se retrouvant devant Sylvain ? Mettre sa langue dans sa bouche, comme ça, devant tout le monde ? Mais pour quoi faire ? Quel intérêt ? Quel besoin ?

Aline fuit. Elle fuit l’amour qui la terrorise. Son rêve de liberté et d’amitié vient de s’écrouler. Derrière elle le brouillard se referme. Devant elle la route s’étire, grise, monotone, elle ne sait pas où elle va. 


Martine Désanges
1er décembre 2015
*Tous droits réservés*





lundi 28 septembre 2015

Solitudes 5 - Mauricette




Elle est si fatiguée. 

Elle dort pourtant, mais chaque matin elle s’éveille épuisée. Elle ne se souvient pas d’un jour où elle n’a pas éprouvé cette lassitude si profonde qu’elle en devient douloureuse.

Mais il faut se lever. Faire un pas sur ces pieds endoloris et ces jambes raides. Un pas d’abord, puis un autre. S’arrêter un instant en se tenant au mur, le temps que passe l’étourdissement. Et puis avancer.

7h, on sonne à la porte. C’est Lydia, l’aide à domicile du matin. Mauricette l’aime bien. Elle n’est pas très bavarde, mais elle est douce et agréable. 

Elle l’aide à se laver, d’abord. Ce n’est pas son moment préféré, c’est le moins que l’on puisse dire. Elle déteste être vieille. Elle déteste avoir dû abandonner sa dignité et laisser quelqu’un d’autre la voir nue chaque matin, avec sa peau flasque et ses poils qui poussent n’importe où. Au début elle était gênée. Et puis Lydia est gentille. Elle a l’habitude. Elle passe le gant de toilette tiède avec une grande délicatesse, car elle a conscience que le corps de la vieille dame n’est que douleur. 

Un matin, doucement, elle lui a proposé de lui arracher ce poil qui poussait sur sa cuisse. Elle a l’œil Lydia. Et c’était demandé si naturellement que ce n’était pas gênant, finalement. Mauricette a ri en disant « oh oui alors, ce n’est pas une épine que vous me retirez du pied, mais c’est tout comme ». Depuis Lydia ne demande plus, elle prévient pour que Mauricette ne soit pas surprise, mais c’est un geste quotidien comme la toilette.

Après la toilette il faut s’habiller. Et là Mauricette se laisse faire avec bonheur. Elle avait tant de difficultés ces derniers mois à enfiler seule ses bas de contention. Tant de mal à se plier que de devoir juste tendre la jambe et voir le bas monter tout seul est presque un délice.  Dans sa tête elle s’amuse à se dire qu’elle est une poupée. Intérieurement elle pouffe, qui voudrait d’une vieille poupée comme elle ?  

Quand tous ces gestes quotidiens sont accomplis – Oh ce n’est pas si long, 15 mn peut être se sont écoulées depuis l’arrivée de Lydia – elle peut enfin prendre son petit déjeuner.
Lydia lui prépare son café et ses tartines, puis elle lui fait sa vaisselle. Parfois elle prend 5 mn pour boire un café avec elle. Mais elle n’a pas trop le temps, quelqu’un d’autre l’attend.

7h45 Lydia s’en va. Alors commence l’attente. Elle a le temps de réfléchir. Voyons quelle était la question ? Ah oui, se souvenir d’une époque où elle n’était pas fatiguée…

C’était avant qu’Albert ne se fracture le bassin, assurément. 

Leur dernier repas de famille, les cinquante ans de mariage ?
Mais non, déjà elle n’en pouvait plus, et n’avais accepté de le célébrer qu’à la condition de ne rien avoir à faire. Ça aussi c’était dur. Passer la main aux générations suivantes… L’impression de ne plus exister, de ne plus servir à rien. Mais après tout elle avait passé du temps à les élever, alors elle pouvait bien se faire servir, un peu, se disait-elle pour se consoler.

Elle sourit à l’évocation de ce repas. Leur dernier repas de famille tous ensemble. Non c’est faux, il y a eu depuis ce Noël il y a deux ans où Albert a pu revenir à la maison, mais il n’était déjà plus vraiment là. Alors que pour les noces d’or il était encore conscient et alerte, enfin presque. 

Mais malgré tout il y avait eu des mots d’amour, des larmes, des baisers, des photos, et surtout ses enfants autour d’elle. Son univers. Sa vie. Ses trois filles, ses amours, ses trésors.

Ah, si elle ne les avait pas ! Elle écarte cette pensée d’un battement de cils. Vivement demain ! Comme chaque jeudi, Geneviève sa fille ainée viendra déjeuner avec elle et elles iront voir Albert à l’hôpital.  

Depuis quelques mois, depuis qu’ensemble elles ont mis ce rituel en place, le jeudi est devenu son jour préféré, sa récréation, sa respiration. Il y a toujours ce moment difficile où elle doit demander à sa fille d’effectuer pour elle quelques tâches administratives que ses tremblements incessants lui interdisent désormais de réaliser seule. Elle déteste ça. Elle déteste être dépendante et devoir imposer ça à ses enfants. Mais elle accepte. Elle n’a pas le choix. Elle ne peut plus écrire. Il y a toujours ce moment difficile, mais si vite oublié quand vient le temps de l’échange, de la conversation, de prendre et donner des nouvelles, de se confier, de s’embrasser et se câliner.

Quand Geneviève est là, les heures auprès d’Albert deviennent moins longues.
Ce n’est pas ainsi qu’elle avait imaginé sa vieillesse. Elle pensait voyager, retourner dans ses chères Pyrénées, tricoter des pulls pour ses petits-enfants, coudre des nappes et des rideaux pour ses filles. Elle l’a fait, au début, avant que les tremblements ne la prennent. Avant qu’Albert chaque nuit ne la réveille pour lui demander l’heure ou pour qu’elle l’aide à changer de chaine sur la télévision allumée en permanence. Avant la maladie.

Allons, elle a été heureuse. Ces après-midis passées à se perdre volontairement dans le Gers, à découvrir chaque jour des paysages sublimes sur fond de Pyrénées, ou ces villages charmants, ornés de  leurs halles carrées et de leurs vieilles églises. Elle en a des souvenirs et des images en tête.

Par-dessus tout elle aimait concocter de bons petits plats à ses enfants. Depuis qu’elle était en retraite, elle ne ratait aucune émission culinaire, et avec Albert qui l’aidait un peu, ils testaient chaque semaine une nouvelle recette. S’ils aimaient ils les faisaient goûter aux enfants lors des repas de famille.

Il faut dire que de ce côté c’est sans conteste Martine qui a été la plus gâtée, c’est elle qui a passé le plus de temps à la maison.

Lors de ces semaines ensemble, il était obligatoire de lui cuisiner des cigares au banon (ces délicieux feuilletés de chèvre au miel et aux herbes), des aubergines frites, du fromageon, de la tarte aux figues et du millas. Quel plaisir de voir ses yeux briller quand elle voyait arriver sur la table ses plats préférés ! Sans oublier sa gelée de coings pour le petit déjeuner.

Pour les petits enfants, c’était la fromagère au coulis de framboises. D’ailleurs elle avait toujours dans ses placards de la gelée alimentaire, ingrédient indispensable à la réussite de ce savoureux dessert, et du coulis de framboise au congélateur. Dans le temps elle le faisait elle-même, mais… mais, il faut bien accepter de se simplifier la vie quand c’est possible, voilà !

Ah oui, c’est ça ! Le dernier repas de famille qu’elle avait préparé elle-même c’était à Noël 2009, pour les 18 ans de sa petite Céline. Quelle belle journée. Tous ses enfants étaient présents, même ses beaux fils et ses petits-enfants. Oh pas une très grande famille, 12 personnes au total, mais c’était bien suffisant. Ce jour- là on était aussi allé chercher Papi à Mirande, et Régine au moulin. Tous deux étaient déjà en train de perdre la mémoire, mais ils étaient là, la famille était au complet.

Durant le repas Albert riait encore de ce rire silencieux si caractéristique, et puis bien sûr il s’était endormi à table d’avoir tant bu et ripaillé.

La maladie était déjà là, elle lui rongeait déjà le cerveau, mais ne laissait rien paraître que cette insensibilité de la main gauche. Oui, elle était encore heureuse à cette époque, malgré son inquiétude et ses douleurs. On riait encore à table, on parlait fort, on se disputait un peu et puis on se réconciliait dans un câlin collectif.

Presque 5 ans déjà. Et ces 5 dernières années… La maladie qui s’installe sournoisement. Les nuits sans sommeil. Les journées sans repos à surveiller Albert, à le seconder, à dissimuler autant que possible son état aux filles, pour ne pas les inquiéter. 

Et il y a deux ans l’accident bête, Albert qui rate la marche et se brise le bassin. C’est là que tout a dérapé… 

Depuis sa vie n’est qu’attente et longueur de temps. Chacune de ces journées sans fin passées dans un fauteuil à le regarder partir doucement… Est-ce vivre vraiment ?

Ses filles lui manquent. Vivement que Martine ait son diplôme et vienne s’installer à Garbaillon, elle pourra la voir plus souvent, il faudrait bien que cette chambre supplémentaire de l’appartement de Gimont serve un peu. 
Et dimanche comme chaque semaine elle entendra la voix de sa petite Fabienne chérie, elle pourrait se confier et rire un peu avec elle.

Elle sursaute. Elle s’était assoupie devant son ordinateur, et c’est Jean-Marc qui l’a réveillée en sonnant. Déjà l’heure de partir pour l’hôpital s’asseoir auprès de l’amour de sa vie. Elle n’a pas déjeuné mais qu’importe. Plus rien ne lui fait envie.

Elle voudrait juste dormir, se reposer, et avoir ses filles à ses côtés.

***

Lorsque je suis venue m’installer à Garbaillon quelques mois après la mort de maman, j’ai retrouvé dans les placards de la gélatine alimentaire. Et je me suis mise à pleurer en pensant à tout ce à quoi elle avait dû renoncer lorsque la maladie de papa s’était finalement déclarée.
Et dans le congélateur il y a toujours une tarte aux figues que je ne mangerai jamais.
Mais le temps passe, nous sommes lundi, le jour que j’ai choisi pour aller m’installer quelques instants à côté de papa, à cette place que maman a occupée durant tant d’années, jusqu’à l’épuisement.
Il me faut partir. Je n’ai pas déjeuné mais qu’importe. Plus rien ne me fait envie.

Martine Désanges
28 Septembre 2015
*Tous droits réservés *